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Ce travail a été développé dans le cadre de notre résidence d'artiste
à Pollen, initialement prévue du 15 février au 15 mai 2020, et donc
pendant le confinement. Ces deux conditions se sont superposées et ont
ensemble créé un espace-temps étrange et incertain, tant dans la
production et la restitution que dans le sens même de nos recherches.
La résidence s'est ainsi poursuivie à distance depuis nos lieux de
confinement, et notre point de repère et de départ commun, l'espace
entourant Pollen à partir duquel nous voulions réfléchir aux notions
de territoire, de paysage et de jardin, en devenant inaccessible,
s'est finalement étendu aux espaces vastes d'internet et des souvenirs.
Nous avons visité par leur site Web des magasins de jardinage et de
bricolage, y avons prélevé des images, des objets, des motifs, et avons
traversé des jardins et des paysages autant dans nos archives
photographiques personnelles qu'au travers d'articles, de revues en
ligne, de livres ou de jeux vidéo. Ces « traversées » se sont faite
en l'absence du corps, les parcs et jardins étant fermés et nos
déplacements limités. Seul espace accessible, le supermarché devient
aussi l'une de nos ressources, un lieu dans lequel nous projetons
l'expérience de la promenade.
Jardins et paysages méritent [...] d'être envisagés dans leurs
dimensions in situ et in visu — parce que, précisément, ils sont
destinés à être vécus et vus. Les dispositifs paysager et jardinier
doivent ainsi compter avec un paysage ou un jardin (objets), un
« paysage » ou un « jardin » (représentés) ; mais aussi avec des
concepteurs aux savoir faire multiples et différenciés (paysagiste,
jardinier, architecte, artiste, entrepreneur...) qui agissent tant sur
le « vu » que sur le « vécu » ; mais aussi un spectateur (axant sur la
catégorie du « voir ») ou un promeneur (axant sur les catégories
sensibles dont le « voir » n'est qu'une modalité) qui voient et qui
vivent paysages et jardins.
1
Comment rendre compte du vécu, de l'expérience du déplacement dans un
jardin sans y être présent ? Lors d'une visite, la première image que
nous avons est bien souvent globale : c'est le plan qui nous est remis
à l'entrée. Cette vue d'ensemble synthétise les différents éléments
constitutifs du jardin et donne les informations principales. C'est une
première visite en soi, ou une pré-visite. C'est ainsi que s’appréhendent
les « jardins à la française » qui
furent réalisés sur d’immenses superficies au terrain remodelé et aplani
tout autour des demeures.
2
Cette planéité s'explique par leur origine même,
un dessin reprenant les broderies effectuées sur les riches tissus et
les dentelles.
3
Les jardins français de l'époque moderne (Art déco)
tendaient à être en deux dimensions et demi plutôt que de réelles
compositions spatiales, [...] des compositions qui s'abordent par la
vision plus que par l'expérience, [...] faits d'un seul instant.
4
Ainsi, s'applique la première vue sur notre « jardin Web ».
Le jardin de type kaiyûshiki, jardin-promenade, est pensé complètement différemment : il
est construit de telle sorte que l'on ne puisse de nulle part l'embrasser
d'un seul regard. [...] Le jardin-promenade n’est pas un tableau dont on
peut saisir simultanément tous les détails ; il est comme un livre dont les
pages doivent être tournées successivement.
5
Le déplacement des promeneur·euse·s est pensé comme l'élément constitutif de ce
type de jardin. Les paysages se succèdent, apparaissent et disparaissent au fil
de la progression. En reprenant l'idée de pages, nous avons multiplié les points
de vue en isolant ainsi chaque élément (lorsque l'on clique dessus).
Un autre trait caractérisant le jardin-promenade est son pouvoir évocateur.
[…] Les jardinistes ne cherchaient pas à reproduire les sites avec fidélité ;
ils réduisaient le nombre des éléments et schématisaient le paysage.
6
Nos recherches (photomontages et dessins) ont ici un statut ambigu. Elles sont pensées à la fois comme des sculptures autonomes et les paysages même qu'elles représentent.
1
Séminaires Paysage et Jardin : Un Autre Regard Sophie Houdart
2
Les plus beaux jardins de France
3 Ibid.
4
French Visions in the Modern Garden. Dorothée Imbert, citée dans
Réinventer la sculpture de jardin. Autour de l’Exposition internationale
des Arts décoratifs et industriels, Paris 1925
Louis Gevart
5
Les jardins japonais : principes d'aménagement et évolution historique
François Berthier
6 Ibid.
Peut-on exprimer des identités à travers un jardin ?
Pendant le confinement, je découvre la revue « Les jardins du retour
» aux éditions Les Carnets de l'exotisme et le terme « jardin
anglo-chinois ». Par son nom il m'évoque immédiatement un métissage
auquel je pourrais m'apparenter et je me pose la question :
s'agit-il d'un jardin métis ? Dans leurs recueil de 1750,
John et William Halfpenny proposent aux propriétaires anglais des
projets de kiosques de toutes les origines. Les Cahiers de
Le Rouge, en 1775, indiquent comment structurer un jardin autour
d'un décor architectural. Le
Traité de la composition et de l'ornement des jardins ,
publié chez Audot, éditeur du Bon jardinier , propose « en
plus de six cents figures, des plans de jardins des fabriques
propres à leur décoration et des machines pour élever les eaux ».
Son succès fut tel qu'en 1839, il en était à sa cinquième édition.
La mode des jardins anglo-chinois est née, et prend cette
dénomination après que Le Rouge, ingénieur et géographe du roi,
éditeur de nombreux cahiers de gravures, eut publié en 1774 les
vingt et un volumes des Jardins anglo-chinois à la mode.
1 Les jardins anglo-chinois seraient donc caractérisés
par des constructions (kiosques ou pavillons) de toutes les origines
?
Dans une lettre adressée en 1754 à sa mère, Sophie-Dorothée de
Prusse, la reine Ulrika de Suède, décrit le pavillon chinois que
le roi lui a offert pour ses trente-quatre ans. Son fils, costumé
en mandarin, lit un poème et lui remet les clés du pavillon. Elle
y pénètre alors pour découvrir des panneaux décorés de pagodes,
d'oiseaux et de vases. Les sofas sont recouverts de tissus des
Indes et le mobilier est fait de laques japonaises.
2 Chinois, pour japonais ou même indien, le terme
désignerait donc plutôt « l'oriental ». Pourrait-on voir ici une origine
au fait que l'ensemble de la population asiatique en Europe soit
perçue comme étant « chinoise » ? De même, quel est l'interêt réel
de l'Autre à travers la création de jardins et de pavillons aux airs
de pagodes chinoise ou de kiosques turcs, d'inspiration orientale (du sud du
bassin méditerranéen à l’Extrême-Orient), quand en même temps Bouddha
est présenté comme
l'Antéchrist, celui qui viendra avant la fin du monde, déguisé en
Christ, remplir la terre d'horreurs et d'hérésie. 3
Il est particulièrement intéressant de souligner que le bouddhisme
a toujours été une sorte de miroir dans lequel les Européens se
sont observés en feignant de croire qu’ils regardaient une
lointaine religion asiatique. Cette instrumentalisation du
bouddhisme, qui nous éclaire utilement sur les querelles
philosophiques, théologiques ou sur les enjeux et constats sociaux
des Européens, traduit donc surtout leurs angoisses les plus
secrètes. 4 Cette métaphore du miroir me semble également
pertinente à l'égard de l'orientalisation des jardins :
se retirer « à la Chine » [ici la Chine désigne le pavillon
chinois] quelques heures par jour pour goûter des épices et du thé
permettait de s'accorder le plus précieux des biens : la liberté
d'être soi-même, 5 et je ne trouve pas dans cet interêt européocentralisé
l'idée du métissage qui m'intéresse.
Il est vrai que nous venons à chaque expérience avec nos propres
limites et ne voyons que ce à quoi nous sommes préparés.
6
Isamu Noguchi, pour le jardin du siège de l'Unesco à Paris
invente un nouvel espace adapté à l'architecture moderne, qui est
à la fois différent du jardin japonais et de la sculpture
monumentale. Mais son œuvre est confrontée a un accueil hostile,
car les connaisseurs de la culture traditionnelle japonaise ne
l'ont pas trouvé authentique, et les critiques d'art modernistes
lui ont reproché de ne pas être originale.
7
Par exemple, Pierre Montal critique le « faux archaïsme » et le «
faux exotisme » des éléments façonnés par Noguchi en comparaison
avec des pierres japonaises naturelle. John Ely Burchard suit la
même ligne de critique : « Le message plus ancien que le Japon
nous livre si souvent, c’est-à-dire que les formes naturelles sont
admirables, même lorsqu’elles sont stylisées et manipulées
artificiellement pour fournir un résumé abstrait, apparaît ici,
mais de façon moins convaincante et avec moins de pureté que dans
des œuvres japonaises plus traditionnelles, surtout celles d’il y
a plusieurs siècles. »
8 Cette envie d'avoir un travail authentiquement japonais
découle de la politique de l’UNESCO elle-même. La présence d’une
culture orientale – en fait non occidentale – est nécessaire pour
éviter la domination totale des arts et des artistes occidentaux
dans le chantier.
9 Les critiques font complètement abstraction de
l'identité de l'artiste et accentuent son origine « orientale ».
Alors que l'artiste propose en 1933
Monument pour la charrue , un projet environnemental qu'il
imagine dans les praires du Middle West, il
rencontre deux obstacles majeurs : le refus de l’administration,
seul recours possible pour réaliser une œuvre aussi vaste à
l’époque, et le critère racial dans la réception, quand il s’agit
notamment de créer un monument sur un terrain aussi symbolique.
10 Le critique d'art Henry McBride écrira
dans son compte rendu sur l’exposition de Noguchi aux Marie
Harriman Galleries : « Je déteste appliquer le mot “ rusé ” à une
personne que j’admire et respecte entièrement comme c’est le cas
pour Monsieur Noguchi, mais quel autre mot pourriez-vous appliquer
à un sculpteur semi-oriental qui s’approprie un lieu aux
États-Unis pour construire : Monument pour la Charrue. »
11 L'exemple d'Isamu Noguchi m'est important en temps que
première (ou l'une des premières) figure artistique internationale
issue d'un métissage « Extrême-Orient / Occident » et je vois dans
son jardin pour l'Unesco une tentative d'exprimer nos identités
doubles.
Dans le cas de mon identité, à quoi ressemblerait un « jardin
franco-japonais » ?
1 Des paravents de laque aux jardins anglo-chinois :
l'architecture exotique dans les parcs et jardins Nadine Beauthéac,
Revue Les Jardins du retour, ed. Les Carnets de l'exotisme, p. 39
2. Ibid, p. 33
3 Une figure paradoxale du péril jaune : le Bouddha
Muriel Détrie, Revue Orients Extrèmes, ed. Les Carnets de
l'exotisme, p.73
4 Extraits gratuits de
La rencontre du bouddhisme et de l'Occident
Frédéric Lenoir
5 Des paravents de laque aux jardins anglo-chinois :
l'architecture exotique dans les parcs et jardins Nadine
Beauthéac, Revue les Jardins du retour, ed. Les Carnets de
l'exotisme, p. 33
6 Isamu Noguchi cité dans
La création-découverte dans l'art et dans la science.
Jacques Mandelbrojt
7
Jardin japonais en France : exotisme, adaptation,
invention
Hiromi Matsugi
8
Les « earthworks » d’Isamu Noguchi : anticipation du
Land Art et question identitaire
Hiromi Matsugi
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Henry McBride, « Attractions in the Galleries », New
York Sun, 2 février 1935, cité par Isamu Noguchi dans Isamu
Noguchi, A Sculptor’s World, Londres, Thames and Hudson, p. 22.
cité dans
Les « earthworks » d’Isamu Noguchi : anticipation du
Land Art et question identitaire
Hiromi Matsugi
Qui pourrait croire, en considérant de nos jours ces rives lépreuses,
ces bords flétris, tout ce paysage enfumé, jonché de gravats, envahi
par les chantiers et les usines, que vers 1860, en vue de l'île
Saint-Ouen, s'élevaient de très beaux arbres, s'offraient de riches
et épaisses frondaisons, que c'est là - dans cette île - qu'Edouard
Manet conçut et réalisa le Déjeuner sur l'herbe, enfin
imagina, sous les traits de nymphes modernes, de rappeler dans son
tableau le mouvement et l'attitude des dames de Giorgione ?
1
Le paysage de Paris et de ses alentours semble avoir bien changé en
relativement peu de temps. Cependant, l'attrait des déjeuners sur
l'herbe, ou pique-nique n'a pas disparu. Le 16 mai 2020, quelques jours
après la sortie du confinement, le Parisien titre une vidéo
Au bois de Vincennes, le retour des déjeuners sur l’herbe.
Lors d'un pique-nique en extérieur, on ne se nourrit pas uniquement de
nourriture (et d'ailleurs, c'est souvent moins bon que ce que l'on peut
manger à la maison), on consomme aussi le cadre qui nous entoure, ou
plutôt ce qui est dans le cadre. Il ne viendrait pas à l'idée de
pique-niquer la où le décor est moche. L'emplacement aussi est choisi attentivement, pas trop de branches ni de pierres ni de ronces, un sol
plat de préférence et de l'ombre pour se protéger du soleil. Le décor
peint par Manet, correspondant à cet ideal, aurait-il défini les critères
du lieu de pique-nique parfait ?
Le Déjeuner sur l'herbe est la plus grande toile d'Edouard Manet, celle
où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures
de grandeur naturelle dans un paysage. [...] Ce qu'il faut voir dans le
tableau, ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier,
avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges et
si solides et ses fonds d'une délicatesse si légère ; [...] c'est cet
ensemble vaste, plein d'air, ce coin de la nature rendue avec une
simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste
a mis les éléments particuliers et rares qui étaient en lui.
2
Ce rêve d'immortaliser la présence humaine dans la nature (à echelle 1)
peut-il se retrouver aujourd'hui dans les magasins d'ameublement, dans des
messages publicitaires tel qu'IKEA en propose :
Faites une place à la nature chez vous
/
Cinq manières d’inviter la nature dans votre chambre à coucher
/
Un intérieur inspiré par la nature
/ ... Ces slogans transforment la manière de voir ce qui est dans le cadre
(ou dans la pièce) en un espace naturel dans lequel nous pouvons être.
1
Edmond Pilon. (1939). L’Ile de France. B. Arthaud Editeur. p.38
2
Emile Zola cité dans
Aut pictura, poesis : Baudelaire, Manet, Zola : Nicole Savy
Les gazons artificiels remplacent de plus en plus les pelouses
d'herbe végétale, notamment dans les terrains de sport comme le
tennis ou le football. L'intérêt principal est économique.
S'il faut débourser près de 20 000 francs [suisses]
par an pour entretenir une surface synthétique, son homologue
naturelle demande plus du double. Ajouter à cela que la première
bénéficie d'une durée de vie de 10 à 15 ans selon le modèle alors
que la seconde doit être changée parfois plusieurs fois dans la
saison.
1
L'illusion visuelle est de plus en plus parfaite, mais
des effets sur la santé des joueurs peuvent se faire ressentir.
Les spécialistes confirment le danger, à l'instar du Dr Gérald
Gremion, responsable du Swiss Olympic Medical Center de Lausanne.
« La capacité d'absorption de ce type de surface est moindre, ce
qui augmente les risques de courbatures, d'entorses ou de
déchirures ligamentaires », avertit-il.
2
En quelques années, l'impression donnée par le gazon synthétique
s'est considérablement améliorée.
En 2004, l'équipe de la Jeunesse Esch du Luxembourg, avait reçu la
veille, un magnifique gazon synthétique ... que le jardinier avait
tondu le lendemain de sa livraison. [...] Coupé à ras, ce terrain
synthétique avait alors subis de sérieux dégâts, avant même de
n'avoir pu accueillir un seul match.
3
Je vois dans le geste de ce jardinier la volonté de dépasser
l'aspect visuel de l’imitation. Regarder ne suffit plus, en se
comportant avec un gazon synthétique de la même manière qu'avec un
gazon végétal, le jardinier a voulu l'animer. Ne faudrait-il pas
penser, comme prochaine amélioration pour les pelouses
artificielles, à les faire pousser ?
J'ai passé un coup de tondeuse dans un carré de gazon artificiel
pour rendre hommage à ce jardinier, et parfaire l'illusion, en
espérant de le voir repousser.
1
La controverse du gazon artificiel Marc Allgöver
2 Idib.
3
Le jardinier tond la pelouse synthétique du stade, une boulette à
800 000 euros
Fred
Cette sculpture a pour origine un souvenir de ma visite en janvier
2020 du Koishikawa Kōrakuen, un jardin situé dans Tokyo.
Beaucoup de commentaires trouvés sur internet vantent la beauté de
ce site en automne, lorsque les feuilles sont rouges et se fondent
avec la couleur du pont, ou bien au printemps quand le cerisier
pleureur au bord du Osensui, le lac principal, est en fleur. Lors
de ma visite, bien qu'ouvert au public, le jardin est en travaux et
j'assiste à un autre spectacle, celui de la création, ou plutôt de
la maintenance, celui des machines et des êtres qui réparent.
Quand je visite un jardin, j'oublie souvent le travail de
construction sous-jacent ou plus précisément, je n'y pense pas.
L'illusion du naturel fonctionne parfaitement pourtant les
terrassements, les nivellements, la mise en place des bassins et des
systèmes électriques, tout est artificiel. Des termes comme "
construction paysagère " maçon·ne du paysage " font pourtant un lien
évident entre chantier et nature. Peut-on voir dans le jardin une
mise en chantier de la nature ?
Avant d'arriver au tsutenkyo, le pont rouge, j'emprunte un escalier
qui grimpe en haut d'une colline. Une rambarde de prévention faite
de cônes de chantier assemblés par des lisses est temporairement
installée. La sculpture que j'imagine reprend cette configuration,
mais en l'absence de marches, je superpose les plots pour signifier
la pente.
Étudiant le mimétisme de son caméléon élevé en liberté dans son
atelier et les couleurs à utiliser, l’artiste
[Louis Guingot]
choisit arbitrairement trois couleurs de base empruntées à la nature
et au jardin :
— Un vert pré : c’est la couleur dominante, résultant d’un mélange
de plusieurs verts visibles dans la nature et suivant la saison : la
couleur de l’herbe, des feuilles des légumes du potager et des
arbres.
— Un brun-rouge : il s’agit d’une couleur reprenant
celle de la terre locale de Lorraine, une couleur que Louis Guingot
voyait quotidiennement dans son jardin et dans les champs
environnants. Probablement, il s’est inspiré aussi des mousses de
couleur brun-rouge accrochées aux murs de pierre et aux bordures des
allées de jardin.
— Un bleu sombre : appelé communément « le
bleu Guingot », il s’agit d’un bleu particulier dont seul l’artiste
connaissait le secret de fabrication et qu’il utilisait couramment
dans ses décors de théâtre, pour souligner partiellement des ombres,
des branches, des arbres... 1
C’est en 1914, au début du conflit avec l’Allemagne, que Louis
Guingot met en œuvre avec Eugène Corbin, directeur des Magasins
Réunis, une veste de camouflage destinée aux soldats de l’armée
française, encore vêtus du pantalon rouge garance de 1870. Les deux
hommes veulent proposer une alternative à cet uniforme qui expose le
fantassin français à tous les dangers. Eugène Corbin fournit à Louis
Guingot une veste de toile fabriquée dans ses ateliers de Nancy. Sur
cette veste, Louis Guingot s’inspire des travaux des peintres
impressionnistes et des pointillistes pour réaliser les motifs
destinés à dissimuler les troupes dans le paysage environnant.
2
Le camouflage militaire aurait-il été
possible sans l’impressionnisme, et sans
l'apparition au milieu de nous des albums et des images japonais
[qui]
a complété la transformation, en nous initiant à un système de
coloration absolument nouveau
3? L'art et ses échanges modifiant nos perceptions, comment
aurait été peinte cette veste dans un autre contexte artistique,
quelques décennies plus tôt ? Ou plus tard ? Les soldats, plutôt que
de dissimuler les pièces d'artillerie sous de grandes toiles peintes
aux couleurs de la nature environnante, les auraient-ils cachés sous
les " Labours " couleur terre de Didier Marcel ?
Dans les jardins réguliers à la française, inspirée des sculptures
de l'Antiquité Romaine, la statue devient
l'ornement le plus prisé des créateurs et des théoriciens de l’art
du jardin de l’ère de Louis XIV
4. Pour rappeler la place importante occupée par les
représentations humaines, j'ai placé un mannequin de vitrine au
milieu du jardin. Présent (ou absent) depuis trop longtemps, du
lierre a poussé sur son corps immobile. Le jardinier, romantique, a
confectionné des masques végétaux pour leur couvrir la bouche et le
nez.
1
« La première veste de camouflage de guerre du monde » est
inventée par Louis Guingot. Frédéric Thiery
2 Web site du
Musée Lorain
3Duret Théodore, 1885, Critique d’avant-garde, p.
98. cité par Michael Lucken dans Les Fleurs artificielles
4
Réinventer la sculpture de jardin. Autour de l’Exposition
internationale des Arts décoratifs et industriels, Paris 1925. Louis Gevart
Dès l'automne, les feuilles caduques jaunissent et rougissent et les conifères apparaissent au milieu des feuillus des forêts mixtes. Ils se distinguent jusqu'au printemps. Je trouve assez belle l'idée que ces deux types d'arbres puissent être représentés par le même objet : un parasol vert déplié ou replié. Et sous leurs ombres je retrouve la fraîcheur des sous-bois. Ce photomontage est le seul réalisé avant la résidence, sans doute pour rappeler que les arbres ont poussé autre part avant d'être déplacés dans l'espace du jardin.
Comme toutes les places publiques, la Place Saint Léger est
peuplée de petites et grosses crottes de chien. On peut voir ça
comme un parc de sculptures anonymes rendant hommage à la cuisine
bourgeoise car d'après mes recherches, dans les petites villes, la
plupart des chiens tournent la queue au canigou et autres boites.
1
La place sur laquelle donnait mon atelier à Monflanquin n'y manquait
pas. Chaque jour apportait son lot de nouveautés. En repensant au
projet pour la Place Saint Léger à Chambery proposé par l’artiste
Erik Dietman (poser des sculptures de crottes de chiens échelle 1 en
bronze à la place des vraies), je me dis que j'aurais pu réfléchir à
quelque chose pour changer le statut de ces crottes. Dès la
venue des premières fleurs champêtres, j'aurais pu en cueillir pour
les planter dans les crottes et on se serait ainsi dit : « Ah
aujourd'hui il y a encore plein de nouvelles fleurs, que la nature
est belle... » plutôt que de s’énerver contre des chiens anonymes.
Vu leur nombre, la place se serait vite transformée en un petit
jardin.
Si l'on est plutôt adepte des fleurs à l'intérieur de la maison, il
est possible de reproduire ce processus avec les litières en gazon
synthétique.
« TOUT CE QUI FAIT DE L'OMBRE C'EST DE LA SCULPTURE MEME UNE MERDE
DE CHIEN......................................... »
2
1 Erik Dietman sur le web site
Agency of Unrealised Projects
2 Ibid
Dans un magasin Auchan, en faisant mes courses, je suis interpellé par le nom d'une eau : Orée du bois (6X1L). Son nom romantique me donne envie de sortir dehors, et comme le remarque Titeshuya dans son avis laissé sur le site web d'Auchan, le format est pratique, idéal pour emmener partout . Je la prends donc dans mon sac pour une balade en forêt et découvre à l'orée d'un bois une mare recouverte de minuscules plantes vertes flottantes, dont l'eau stagnante pleine de larves de moustique me semble correspondre à son nom plus justement que l'eau cristalline. J'en remplis ma bouteille maintenant vide et répète l'opération les jours suivants pour l'ensemble du pack. Je fais attention à prélever le même volume d'eau de mare dans chacune d'entre elle, et une fois posées ensemble sur la table, la surface verte se reproduit visuellement à travers les parois de plastique. Je me demande combien de bouteilles seront nécessaires pour reconstituer la mare entière.
Apprivoiser des lieux, peuples, pratiques et idées étranges et
étrangères implique qu’ils soient détachés, au moins partiellement,
de leurs racines particulières. Appadurai (1986 : 28) évoque à cet
égard une « esthétique de la dé-contextualisation » en prenant pour
exemple le détournement d’objets sacrés ou d’outils de pays
lointains qui sont commercialisés, consommés et exposés dans les
foyers européens et nord-américains. Nous retrouverons dans
l’exotisme religieux un tel processus de dé-contextualisation et de
mise à disposition où [...] ceux-ci seront présentés sous la forme
de méthodes pratiques permettant d’accéder au bien-être et à la
réalisation de soi – ce qui, cela va sans dire, les rendent
familiers et prévisibles.1
Dans les magasins de bricolage et de jardinage, de nombreux articles
orientalisants sont proposés à la vente. Principalement d'inspiration
bouddhiste, ces objets vantent la construction d'un espace calme,
méditatif, une bulle « zen » dans notre modernité grouillante et
bruyante. J'ai tapé « Bouddha » dans la barre de recherche de différents
sites web (Leroy Merlin, Point P, Jardiland...), et j'obtiens toujours
quelque chose à acheter. Je peux donc classer les différents Bouddhas
de A à Z, par prix croissant ou décroissant.
L’ambivalence du désir de se ressourcer aux religions dites
orientales, que l’on voudrait ajuster aux valeurs et styles de vie
des sociétés euro-américaines (car trop austères, trop « fanatiques
» et, implicitement, trop « orientales ») relève d’un exotisme
religieux. Cet exotisme implique une idéalisation des traditions qui
nous sont étrangères comme entités primordiales, mystiques et
authentiques et révèle aussi une profonde ambivalence. La
fascination coexiste avec une gêne plus ou moins prononcée vis-à-vis
de traditions étranges et lointaines, rendant ainsi nécessaire leur
apprivoisement.2
Cet apprivoisement est explicite dans ces magasins. Souvent mis en
scène dans des compositions quasi-parodiques, les acheteur·euse·s
peuvent s'approprier ces objets en les transposant par l'imagination
dans leur propre jardin et en les achetant. On en fait une mode.
Donner à son extérieur des allures de jardin zen est dans l’air du
temps. Le recours à des éléments comme les pas japonais permet de
créer des espaces épurés où l’objectif est aussi bien de se promener
que de se ressourcer.3
Un jardin est avant tout fait pour se promener. Les pas japonais
construisent l'idée d'un chemin et matérialisent les points de contact
entre notre corps et le sol.
Ce qui est beau dans un jardin, n'est pas chaque élément mais la
relation entre les éléments. Ce qui est encore plus important, c'est
qu'il y a l'espace, l'homme et le temps. Il faut qu'un homme marche
dedans avec ses pieds pour le découvrir.4 Ici, le chemin
a été travaillé pour un effet esthétique, avec ses pierres du genre
qu’on appelle, dans l’art des jardins, « pierres traversières »,
watari ishi 渡り石 (ce qu’on traduit souvent par « pas japonais »).
On les utilise en particulier dans le jardin de thé, roji 露地. Leur
nom signifie littéralement « pierres » (ishi 石) pour « traverser »
(wataru 渡る). Pour traverser quoi ? Le jardin, apparemment, jusqu’à
la cabane à thé (chashitsu 茶室). [...] Outre la marche, il y a là
évidemment aussi du décor, ou de la décoration ; mais ce n’est pas
tout encore. Le mot qui veut dire « traverser », wataru 渡る,
s’écrit avec un sinogramme qui comporte à sa gauche la clef de
l’eau, sous forme de trois gouttes. C’est qu’effectivement, il
s’agit ici, à l’origine, de traverser un cours d’eau, plus
exactement un torrent montagnard, en sautant de pierre en pierre.5
Cette sculpture est pensée pour être traversée. Un chemin de
pierres plates (pas japonais) permet de franchir l'espace. La bâche
de chantier bleue tendue est un souvenir d'une visite du Koishikawa
Kōrakuen, le plus vieux jardin de Tokyo. Lorsque je suis allé le
visiter en janvier, le jardin était en rénovation. Une grande bâche
recouvrait une tranchée creusée dans la terre, un cours d'eau en
devenir. Dans la sculpture, la bâche est surélevée pour évoquer « le
risque » de glisser de la pierre et de tomber dans l'eau.
1
Exotisme religieux et bricolage, Véronique Altglas
2 Idib.
3 Site internet
Point.P
4 Isamu Noguchi cité dans
Les « earthworks » d’Isamu Noguchi : anticipation du Land Art et
question identitaire, Hiromi Matsugi
5
Marcher au Japon, Augustin Berque
Chuter fait ici directement référence à la chute d'eau. Un jardin
est dit de style cursif (gyô)
si l'accent y est mis sur des motifs symboliques (une pierre
dressée suggérant une cascade) 1. Ici, ce n'est pas une pierre mais un rideau de douche
transparent qui représente la chute. Dans les deux cas, pierre et
rideau, l'eau est suggérée par l'élément contre lequel elle
s'écoule. Elle est donnée à voir par son absence. Le bassin préformé
en plastique noir est utilisé pour installer un petit plan d'eau
dans un jardin. Enterré, son contour est souvent dissimulé par des
pierres savamment disposées. Des petits compartiments sur les bords
intérieurs du bac accueillent ordinairement des plantes d'eau. Pour
parfaire l'aménagement de mon bassin, j'ai ajouté des fleurs de
lotus trouvées au supermarché : un rouleau de PQ de la marque Lotus
et le gel douche Tahiti « sous une cascade tropicale », à la fleur
de lotus.
A quelques kilomètres de Monflanquin se situe la pépinière de
nénuphars et de lotus de Latour-Marliac. Malheureusement, comme je
suis parti à cause du confinement le 15 mars, je n'ai pas pu la
visiter, l'ouverture au public débutant le 15 avril de chaque année.
Cependant, je réalise que j'ai déjà vu une partie de sa production à
Giverny, dans le Jardin d'eau de Claude Monet.
Une fois que l'étang de Giverny fut terminé, Claude Monet commanda
une grande quantité de nénuphars à Latour-Marliac ; les bons de
commande figurent toujours dans nos archives. Ce sont ces mêmes
nénuphars qui devaient devenir le sujet de ses célèbres toiles,
les Nymphéas, aujourd'hui exposés au Musée de l'Orangerie de
Paris. On peut s'étonner de constater dans les ouvrages
historiques relatifs aux toiles les plus célèbres de Claude Monet,
qu'il n'est fait que peu ou aucune mention du rôle de
Latour-Marliac dans leur création. On peut pourtant soutenir
l'idée que Claude Monet peignit plus que de simples jolies fleurs
- il réussit à saisir sur la toile une nouveauté botanique et ses
peintures figurent parmi les premières mentions de nénuphars d'eau
non-blancs poussant en Europe.
2
1
Les jardins japonais : principes d'aménagement et évolution
historique François Berthier
2 Site Web de
Latour-Marliac
Le bambou devient un objet d'exotisme dès son arrivée en France,
quand Eugène Mazel crée la bambouseraie Prafrance,
une petite Chine 1 comme il la qualifie si bien.
En empilant des verres chez moi, je suis surpris de l'analogie
formelle et structurelle de ma pile et d'un chaume de bambou : le
fond des verres est plein comme un nœud et le corps est creux.
1 La bambouseraie Prafrance, Eugène Mazel, le rêve prend
corps. Jeanine Galzin dans la Revue Les jardins du retour, ed. Les
Carnets de l'exotisme, p.80
Peut-on se promener dans un supermarché ? Ou plutôt, peut-on
envisager le supermarché comme un lieu de flânerie ou de philosophie
? En faisant mes courses, au milieu du rayon des gels douches et des
shampooings, je m'imagine dans une serre tropicale. Je suis entouré
ici d'un ensemble de produits aux multiples couleurs vives et
éternelles, d'odeurs contenues, secrètes et inaccessibles, sauf
quand je m'approche et que j'ouvre l'opercule. Et il y a des
étiquettes qui m'indiquent quelles sont ces fleurs et me donnent
quelques informations sur leurs propriétés. J'apprends par exemple
que l'eau de Coco est
reconnue pour ses propriétés hydratantes1 et que
la fleur d'oranger,
cette élégante fleur blanche est récoltée entre avril et mai après
la levée de la rosée 2, sur l'étiquette du shampooing hydratation à l'eau de
coco et fleur d'oranger du Petit Marseillais.
Si l’hypermarché est un jardin, il est temps de préciser que
c’est plutôt une « serre » (Notons que la figure de la serre est
ici beaucoup plus qu’une métaphore, comme le montre Dominique
Desjeux [2003], lorsqu’il rappelle que les grands magasins et les
grandes serres tropicales de Paris, de Copenhague ou du Kew
Gardens à Londres ont été rendus possibles par la mobilisation
d’une même architecture de verre et d’acier), et qui plus est une
serre opaque, une resserre. Pourtant, dans la resserre de tôles
ont été découpées, souvent indépendamment du jardinier, mais aussi
malgré lui, voire à son initiative, trois types de fenêtres,
toutes symptomatiquement ouvertes vers l’environnement – vers la
cité et/ou vers la nature.3
En prenant cette remarque au premier degré, cette fenêtre
ouverte sur la nature est perceptible sur ces mêmes étiquettes. Les
mots nature ou naturel y sont omniprésents. Cette fenêtre s'ouvre dans
l'imaginaire des consommateur·ice·s. La nature évoquée fait vendre
et transforme la douche en une expérience sensorielle.
Quand le plaisir entre en jeu, l'efficacité du produit contre la
saleté ne demeure plus le seul déterminant de ce choix au moment
de l'achat, mais une multitude d'autres paramètres apparaissent,
comme l'odeur - et ce qu'elle implique comme effet sur «
l'expérience de douche » -, l'esthétique de l'emballage ou la
caractérisation du moment lui-même comme plaisir, détente ou
revitalisation. En effet, « le consommateur ne consomme pas les
produits mais consomme, au contraire, le sens de ces produits,
leur image. Que l'objet remplisse certaines fonctions est tenu
pour acquis par le consommateur : c'est l'image qui fait la
différence » (Cova et Cova, 2004, p. 201).4 Serait-ce aussi l'image qui fait la nature ?
Je suis allé prélever des fleurs et des végétaux sur des
emballages de produits hygiéniques au Casino de Monflanquin.
Lorsque nous avons été confinés, j'ai pu continuer ma récolte en
Bourgogne aux Auchan d'Avallon et de Clamecy. Les supermarchés
étant les seuls espaces encore ouverts, je me suis demandé plus
sérieusement encore si ces espaces pourraient être considéré comme
des lieux de flânerie. Seule excuse officielle pour se déplacer,
des couples d'ami·e·s séparés par le confinement s'y sont parfois
donnés rendez-vous pour se retrouver quelques instants. Dans l'idée de
reconstituer un jardin à partir de ces images de nature, je les ai
plantées dans du terreau et associées avec des éléments propres au
jardinage.
1 Site du
Petit Marseillais
2 Ibid.
3
L’hypermarché : jardin d'un autre type aux portes des villes, Franck Cochoy
4
Un construit économique ? Produits de consommation et
différenciation de genre. Le cas des gels douche, Isabelle Jonveaux
SANNOLIK Vase, rose, 17 cm, 3,99 €
BLANDA BLANK Saladier, acier inoxydable, 20 cm, 5,99 €
TROLLBERGET Tabouret assis/debout, Glose noir, 99,95 €
FEJKA Plante artificielle, intérieur/extérieur, buis
forme sphérique, 35 cm, 24,99 €
TINGBY Desserte roulante, blanc, 50x50 cm, 29,99 €
Hauteur totale environ 142 cm
Prix total 157,91€
J'ai choisi des objets à IKEA pour leur forme : cube, sphère,
pyramide, hémisphère et une forme goutte (ou une forme de bijou).
Elles symbolisent respectivement la terre, l'eau, le feu, le vent et
le vide et forment ensemble les cinq éléments japonais :
godai .
En Asie, les guerriers se transmettent de génération en génération
des rituels stimulants pour le corps et l’esprit, secret de leur
bien-être physique et mental. Ushuaïa vous restitue ces rituels
ancestraux dans ses nouveaux gels douche homme Ushuaïa Rituels
d’Asie. La Recherche Ushuaïa a sélectionné la Roche Volcanique et
l’a associée au menthol naturel rafraîchissant, offrant à la peau un
effet glaçant qui réveille tout le corps.1
Cette description, située à l'arrière de la
bouteille du gel douche Rituels d'Asie d'Ushuaia, me laisse perplexe.
De quels guerriers parle-t-on ? J'imagine à la vue du mont Fuji
imprimé sur la face avant du flacon qu'il doit s'agir de guerriers
japonais, mais pourquoi rester si évasif ? L'Asie est vaste. Bien plus
que la zone définie par un cercle entourant l'ASEAN (Association of
Southeast Asian Nations) par Ushuaia. En regardant des avis sur ce
produit, un commentaire client me confirme que l'on parle bien ici de
samurai.
Une porte de douche qui s'ouvre, une dose de gel dans la main, on
ferme les yeux, et on se retrouve propulsé à Hakone au début de
l'ère Meiji. Je sens le souffle rauque des samouraïs qui m'entourent
et au loin la bannière du Shogun. Le combat s'engage, les coups de
sabre jaillissent et provoquent des étincelles qui font jaillir des
flammes sur les brindilles sèches qui sont aux abords du lac. Le
volcan gronde, l'atmosphère devient lourde et sulfureuse, la
température monte tandis que les cendres volcaniques jaillissent.
Les sakuras pleurent de ce spectacle qui s'annonce, le rônin
retourne dans sa tanière, les hommes se séparent, je m'en retourne à
Kanazawa. J'ouvre les yeux, j'ai voyagé et je sens bon.2
Ce commentaire caricatural, en plus d'être historiquement faux
(il n'y a plus de shogun à l'ère Meiji) présente une expérience
uniquement déclenchée par l'exotisme de l'emballage. Les parfums du
gel douche (à savoir la roche volcanique et le menthol) en eux-mêmes
ne peuvent développer l'imaginaire dans cette direction.
Il ne s’agit plus seulement de redevenir propre, mais de faire une
expérience multi-sensorielle agissant sur le corps et l’esprit,
comme le suggère [aussi] la publicité Palmolive vantant une « douche
de bien-être pour le corps et l’esprit », avec l’image d’une femme
en position de méditation orientale.3 « L'expérience du Japon » est de plus en plus proposée
dans les gels douche et les shampooings, mais aussi les liquides
vaisselle et les lessives. La fenêtre parfumée par laquelle on nous
propose d'entrer est la fleur de cerisier, fréquemment associée au
lotus ou au thé vert. A travers la figure du Japon, et de l'Orient
plus généralement, loin d'un intérêt réel pour une culture Autre, sont
presque toujours recherchés des bienfaits personnels pour notre corps
: apaisement, relaxation ou énergie martiale, un ensemble de clichés
exotiques que le monde occidental continue d'imposer.
L’exotisme est le produit du discours sur une relation. Or, comme
le note Claude Raffestin, « toute relation est le lieu de
surgissement du pouvoir » (1979:46). L'exotisme est donc fondé sur
des rapports de force. Raphaël Confiant, écrivain martiniquais,
apporte, sur ces rapports, un commentaire éclairant : « ni le
cocotier ni la plage de sable blanc ne sont exotiques dans mon vécu
quotidien mais, dès l'instant où, usant de la langue française, je
m'attelle à les évoquer, je me retrouve littéralement pris en otage,
terrorisé au sens étymologique du terme par le regard réifiant de
l'Occident » (cité par Schon, 2003: 16).4
La fonction première du produit est donc quasiment occultée
derrière ses fonctions secondaires : qui se pose aujourd’hui la
question de savoir si tel gel douche lave bien, ou mieux que tel
autre ? 5
1
Rituels d’Asie
sur le site Amazon
2
Commentaire client de Rituels d’Asie
sur le site Amazon
3
Un construit économique ? Produits de consommation et
différenciation de genre. Le cas des gels douche Isabelle Jonveaux
4
L’Occident peut-il être exotique ? De la possibilité d'un
exotisme inversé Lionel Gauthier
5
Un construit économique ? Produits de consommation et
différenciation de genre. Le cas des gels douche Isabelle Jonveaux